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Harraga en eau trouble

18/08/2007 - Lu 12120 fois
Des rescapés et des familles racontent

«C'est un phénomène que nous vivons depuis le 31 décembre 2006», nous disait déjà le colonel Kellal Hocine, commandant du groupement de la Façade Est des gardes-côtes, à propos de l'émigration clandestine. Un phénomène qui ne risque pas de diminuer en intensité avec les quelques sauvetages réalisés en haute mer. Les personnes secourues ne représentent, en fait, qu'un taux insignifiant des candidats à la traversée de la Méditerranée.

Ils sont très nombreux à avoir quitté le territoire national à la recherche de l'eldorado. A la recherche d'une quelconque lueur d'espoir pour la réalisation de leurs objectifs. Ces jeunes manquent de beaucoup de choses, sauf de courage et risquent leur vie pour atteindre le but fixé. Des gardes-côtes ont assisté des jeunes en détresse au large des côtes d'Annaba entassés dans deux barques de quelques mètres seulement. 11 et 14 personnes sauvées, mais tristes d'avoir été interceptées par les gardes-côtes.

«Ce n'est pas ça qui va m'empêcher de retenter ma chance. Je préfère mourir en mer. Si j'avais pris le risque de partir, cela est dû à la misère et l'injustice que je subis quotidiennement. Cela fait cinq longues années qu'en tant qu'universitaire, je cherche du boulot. Mes recherches ont été vaines. Nous n'avons plus d'avenir dans ce pays, alors nous le quittons», indique Abdelaziz âgé de 27 ans, ingénieur en mécanique industrielle. Il nous fait part des inoubliables démarches effectuées à la recherche d'un emploi.

«J'ai été voir un responsable local dans le but de m'aider à avoir un emploi. Après m'avoir entendu, il m'a orienté vers la direction de l'emploi. De là, j'ai été réorienté vers l'Agence nationale de l'emploi (ANEM). Et commencèrent pour moi les éternels va-et-vient entre les différentes structures. Cela a duré presque deux années. J'ai perdu espoir et tous les risques sont devenus insignifiants. J'ai alors tenté une traversée clandestine», nous a dit à son tour Abdelhak, dont l'âge ne dépasse pas les 25 printemps. Il est l'aîné de quatre soeurs et d'un petit garçon. «J'ai passé plus de 6 mois à faire le planton devant le complexe de Mittal Arcelor pour décrocher un emploi mais la chance ne sourit qu'à ceux qui ont des connaissances. Le diplôme ne vaut rien. Ceci est valable pour toutes les entreprises», relate notre interlocuteur. «Si tu n'as pas de connaissance ne tente pas la chance», réplique un autre jeune âgé de 30 ans, marié et père d'un enfant, qui a tenté à plusieurs reprises d'embarquer clandestinement à bord de plusieurs navires.

«J'AI FAIT DU CHANTAGE A MES PARENTS»   «J'en suis arrivé à faire du chantage à mes parents. J'ai menacé de me suicider dans le cas où ils ne me donnaient pas de l'argent pour me payer une place à bord d'une barque. Mon père a fini d'abdiquer et m'a donné 6 millions de centimes dont une partie était le produit de la vente des bijoux de ma mère. J'ai dû préparer le terrain et le jour 'J', nous avions pris le départ. La mer paraissait calme et le temps nous était favorable. Il était 1h30 du matin quand nous avions quitté la plage d'El-Battah. Nous avons calculé notre sortie avec le week-end italien. A peine une vingtaine de kilomètres effectués en mer, avec 14 jeunes à bord de la barque, quand soudain nous avions senti un surélèvement de notre embarcation qui nous a soulevé le coeur. Un cri de frayeur s'est fait entendre. C'était B.A., 17 ans, qui avait peur. Nous avions tous peur. Puis ce fut une deuxième vague, une troisième et ensuite c'est le déluge. La peur nous a gagnés. Il faisait noir et nous n'avions aucun repère. La crainte commençait à se faire sentir et la peur de la mort était là, nous n'avions pu résister et nous avons décidé de faire demi-tour. Cette fois-ci, c'est raté mais la prochaine fois ne ratera pas», racontera notre interlocuteur.

Dans la nuit de mardi à mercredi, un groupe de 14 personnes avait tenté une sortie. Quelques kilomètres à peine et c'est la panne sèche. Les infortunés ont vu le moteur sombrer dans le fond. De retour sur la plage (ils ont dû ramer), les harraga ont mis le feu à leur embarcation. «Tout était fin prêt, le moteur était neuf. Dommage pour nous !», nous raconte l'un des candidats.

M. Baaziz est aujourd'hui aux aguets en quête d'informations sur son fils. Il est porté disparu depuis plus de trois mois. «Il était tranquille, obéissant. Rien ne laissait prédire un tel comportement de sa part. Un beau matin, on s'est réveillé et il n'était plus là. On ne s'est douté de rien. Le soir, il n'était pas encore rentré. Nous avons interrogé ses copains, mais personne ne savait rien. Sa mère est sur des braises. Elle ne sait pas quoi faire. On multiplie les recherches, mais toujours rien», nous dit ce père angoissé. Pour cet autre, la responsabilité de l'Etat est engagée. «L'ensemble des entreprises publiques génératrices d'emplois ont été liquidées. L'exemple du complexe d'El-Hadjar est significatif à plus d'un titre. Les patrons de Mittal Arcelor font des bénéfices avec les mêmes installations. Ces mêmes installations sont fonctionnelles avec le même effectif. Et pourtant le complexe produit de l'acier et fait des bénéfices. Pourquoi l'a-t-on donc cédé ?», s'est interrogé D.Mourad.


LA DETRESSE D'UN PERE 

 Sabouni Boubakeur Seddik, retraité, est affligé par la disparition de son fils depuis le 24 mai 2007. Cinq jours plus tard, à 23 heures 30, il reçoit un coup de téléphone de Mounir, c'était un cri de détresse lancé depuis la haute mère. Ce dernier est natif de 1979 et réside à la cité Safsaf à Annaba. L'appel était alarmant et angoissant. Mounir faisait partie d'un groupe de 7 jeunes dont le fils de Sabouni né en 1982. Ils avaient pris le large pour gagner la Sardaigne le 24 mai à 00h00 du matin à bord d'une embarcation de fortune. Après ce coup de fil, le père de Sabouni s'est aussitôt rendu aux autorités concernées pour donner l'alerte. Il raconte: «On s'est rendu en premier à la protection civile pour leur faire part du SOS lancé par ces jeunes en détresse en pleine mer. Ces derniers nous ont orientés vers les gardes-côtes, nous avions fait le déplacement sur les lieux. Nous avons informé l'agent de permanence qui avait pris note que les jeunes ont subi une panne de moteur en pleine mer. La mer était houleuse. Ce dernier a affirmé qu'il allait signaler cela à une corvette en mer. Non satisfait de la réponse, je me suis rendu au commissariat de police, au niveau de la sûreté de wilaya».

Le père désespéré mais tenace n'en est pas resté là. Le jour commençait à se lever. Il dut se diriger à El-Kala, plus de 90 km de Annaba. «J'ai été voir le commandant des gardes-côtes de la ville d'El-Kala. Il demande un avion pour la recherche. Nous avions laissé nos coordonnées. Nous étions à chaque heure contactés par les gardes-côtes qui étaient désolés du fait des recherches infructueuses. Jeudi, nous avions appris la découverte d'un cadavre en Tunisie. Je me suis déplacé sur les lieux, il s'agissait du jeune H.R. né en 1976 à Annaba. Il avait été trouvé seul. Où sont passés les six jeunes qui l'accompagnaient ? Leurs affaires, le moteur de l'embarcation. Tout a disparu, mais la barque était intacte», a ajouté M. Sabouni. «Au consulat général d'Algérie, on ignore tout de cette affaire. On n'a pas été informés, nous a-t-on répondu. On n'a dû subir mille et une tracasseries entre Tunis, Tabarka et Klibia».

«Nos question autour du reste du groupe sont restées sans réponse. Nous sommes persuadés que nos enfants sont quelque part en prison en Tunisie. On nous posait des questions si nos enfants étaient des repris de justice ou alors on nous disait qu'ils avaient quitté les lieux à la nage en laissant à bord leur ami malade. Comment peut-on faire pour regagner la côte à la nage, avec en plus dans les bagages un moteur ?», s'interroge-t-on.

 

«AUCUNE INSTITUTION OFFICIELLE NE SEMBLE CONCERNEE» 

 Pour Kamel Belabed, un porte-parole de quelques familles désespérées, dont le fils Merouane, disparu depuis avril 2007, la question est de savoir à quel niveau ou structure est pris en charge ce problème. Aucune institution officielle ne semble concernée par la disparition de ces nombreux jeunes. «Nous ne disposons pas de statistiques, le peu d'informations que nous avons ne sont que des bribes obtenues suite à des efforts personnels. Nous déplorons l'absence d'enquête officielle menée par les structures de l'Etat et de police», nous dit notre interlocuteur qui annonce la création future d'une association à l'effet de sensibiliser autour du danger qu'encourent les jeunes quotidiennement. «Nous interpellons nos gouvernants, nos députés, nos maires et autres autorités locales à se pencher sur ce fléau qui ronge notre société en profondeur», nous dit notre interlocuteur. «Nos jeunes ne veulent que se faire une situation. Ils cherchent du travail et une stabilité. Nombreux d'entre eux sont perdus», ajoute notre interlocuteur qui ne cesse d'interpeller les autorités à tous les niveaux.

Au niveau de Sidi Salem, El-Chatt, El-Batah, Cap de Garde, Ras El-Hamra ou Oued Bakrat, ce sont des départs massifs qui sont enregistrés régulièrement. Pour certains pères, il est nécessaire, à défaut de solutions, que l'on instaure une indemnité de chômage et assurer un revenu minimum à chaque individu touché par le chômage. «Annaba est la région la plus touchée par ce fléau. Des milliers de travailleurs ont été éjectés dans la rue. S'ajoutent à ces nouveaux chômeurs, les milliers d'étudiants de fin de cycle, en plus des milliers d'autres jeunes qui quittent l'école. En face, il n'y a aucun débouché professionnel. Pourtant, on nous a à chaque fois informé de l'existence de fonds au niveau des caisses de l'Etat», nous dit un enseignant à l'université à Annaba. «L'Etat doit mettre en place quelque chose afin d'éviter un mécontentement grandissant», a-t-il ajouté. «Même le code pénal ne prévoit rien contre le fléau de l'émigration clandestine. Des dizaines de harraga sont présentés à chaque fois à la justice, puis relâchés faute de dispositif lié à cet acte. Nous ne pouvons que tenter des amendes», nous dit un magistrat.

«Nous reviendrons... Nous ne lâcherons pas... Nous tenterons encore et encore... Rien ne nous arrêtera...», n'avons-nous cessé d'entendre tout au long de notre reportage. Les jeunes sont déterminés à aller jusqu'au bout. «Qui de nous ne veut pas avoir sa voiture, sa maison, des enfants, rester chez lui ? Qui ne veut pas vivre parmi les siens ? Donnez-nous du travail et fermez vos frontières, personne ne viendra vous solliciter pour une sortie», s'est exclamé un jeune.

Pour l'heure, beaucoup de familles craignent de voir leurs progénitures partir. «Je crains pour mes enfants. Je ne dors pas la nuit. J'ai peur de les voir noyés ou disparus en pleine mer», nous dit la mère d'un enfant qui a menacé lui aussi de partir tenter sa chance ailleurs. Peut-être qu'ailleurs la réussite est certaine ! Entre-temps, ils sont nombreux à figurer sur la liste des disparus, depuis le 17 avril 2007. Ils sont suivis par un groupe de 7 personnes ayant tenté l'aventure en mai dernier. Au total, 30 personnes sont actuellement recherchées...


COLONEL KELLAL :  «CETTE SITUATION N'EST BENEFIQUE  QUE POUR LES PASSEURS»

Le colonel Kellal du groupement de la Façade Est des gardes-côtes basé à Annaba et le commandant Hassani Samir de la corvette dépêché de la base navale de Jijel, ont déclaré au «Quotidien d'Oran» que dès l'annonce du SOS lancé par les harraga en détresse, dont 25 d'entre eux ont été récupérés en haute mer à quelques dizaines de miles de Ras El-Hamra, les recherches ont continué jusqu'à jeudi. Les informations données faisant état de la disparition de deux embarcations n'ont donné aucun résultat. Au niveau des zones de recherche déterminées en fonction de la vitesse des vents et des courants marins ainsi que des éventuelles dérives probables de naufrage, aucun indice. «Nous avons passé la zone au peigne fin. Nous sommes venus en appoint aux moyens humains et matériels dégagés par les gardes-côtes. On n'a rien trouvé. Parfois ce sont de fausses informations distillées exprès pour dérouter les gardes-côtes», nous a dit le commandant Hassani Samir, commandant de la corvette des forces navales, associé aux recherches. «Nous sommes sur deux fronts, notre mission consiste à lutter contre toute forme de trafic en pleine mer, de drogue, d'armement, de pollution. Et nous sommes souvent associés à des opérations de recherche et de sauvetage», nous a encore dit le comandant Samir qui nous a reçus à bord de son bateau. Le jeune commandant met en garde tout aventurier ne connaissant pas la mer, les appelant à ne pas prendre de risques qui pourraient leur être fatals. «Il ne faut pas voir la mer à partir d'une plage, elle est dangereuse, et fait peur même aux professionnels. Ceux qui ont atteint les côtes de la Sardaigne, ne peuvent mettre cela que sur le coup de la chance», a ajouté le commandant Samir en lançant son message aux jeunes.

Pour le colonel Kellal Hocine, cette situation n'est bénéfique qu'aux passeurs qui tirent profit de la détresse des gens. «Nous avons sensibilisé notre commandement, et on s'attend à des moyens nécessaires pour circonscrire ce fléau. A l'ouest du pays, un dispositif spécial avait été mis en place, mettant fin à l'exploitation de la détresse des jeunes par les passeurs sans scrupules qui ne cessent de lâcher de fausses informations pour appâter les jeunes et les ramener dans leurs filets», nous dit le colonel, qui nous a fait part aussi de l'impossibilité de détecter par radar ces petites embarcations de construction artisanale. «Nous avons mené deux opérations d'enlèvement d'embarcations échouées au niveau des plages. Nous allons immatriculer toutes les embarcations de pêcheurs non régularisés. La fin de ce fléau interviendra avec l'apport de la société civile dont la collaboration est plus qu'utile pour nous», a lancé le colonel Kellal, commandant de la Façade Est des gardes-côtes basé à Annaba.

Le quotidien d'Oran > 18/08/07 > Hocine Kedadria

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