Le tire-bouchon
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AREZKI METREF
PUBLIÉ 21-04-2024, 11:00
«C’est une histoire de tire-bouchon», nous annonce N’Toto. Puis il se lance dans les détails de son aventure rocambolesque :
«Il y a de ça quelques semaines, j’ai acheté 3 ou 4 bouteilles de pinard algérien à Alger, dans le dernier coin où on peut encore en trouver, à l’agence ONCV, en face du Sacré-Cœur. Tout ce qu’il y a de plus légal, donc, yak ! Du pinard, notre pinard, né chez nous, on peut lui faire confiance. J’arrive chez moi, pressé de me les jeter derrière la cravate. Eh oui, je ne les avais pas achetées pour le décor ! Et là… pas de tire-bouchon. Je me suis dit que j’allais en trouver chez le premier commerçant venu. J’ai fait le tour du Grand-Alger, magasin par magasin, marché par marché, j’ai parcouru toute la capitale pour acheter un tire-bouchon. Trois fois sur quatre, les gens me regardaient ahuris. C’est quoi ça, un tire-bouchon ? C’est là que j’ai compris que l’Algérie que j’aimais, l’Algérie que j’ai connue n’existait plus. Chez des gens qui vendent de la vaisselle, normalement, il y a un tire-bouchon. Eh bien non !»
Au fur et à mesure que N’Toto racontait sa mésaventure, on réalisait à quel point le pays a changé. La relation d’un banal aléa de la vie quotidienne se mue en conte immoral. Oui, parler de tire-bouchon devient quasiment du blasphème. Surtout aux yeux de certains qui en furent, en d’autres temps, de compulsifs utilisateurs.
N'Toto va donc à la traque de l’objet honni. Il suppose, pour rendre un brin cohérent tout ce micmac, que ses interlocuteurs dans les magasins ne le comprennent pas à cause d’un problème de langue. Il suffirait juste de désigner le tire-bouchon dans l’idiome idoine pour qu’on le lui présente. Et de chercher comment on dit tire-bouchon en algérien. Que non ! Réponse, indiscutable, à sa connaissance : tire-bouchon. Après, il y a les multiples variations des acclimatations linguistiques : tirebouchonne, tir el mbouchi et autres prononciations.
N'Toto en vient à conclure : «En arabe ça n’existe pas, en kabyle, ça n’existe pas. Et en celtique, ça existe, oui, pardi !»
Épuisant le registre linguistique qui ne donne que dalle, N’Toto change de stratégie. Il tente d’expliquer à ses interlocuteurs ce qu’est un tire-bouchon : «Mais comme ça finissait toujours par une bouteille de vin, donc le tabou, alors j’inventais. C’est pour le vinaigre, l’huile, et eux me disaient, non, non, tu fabules !»
Alors il finit par acheter un tournevis «chez un Mozabite, rue Tanger» pour enfoncer le bouchon. Il téléphone à un ami qui lui rappelle que, du temps de leur jeunesse, ils ouvraient les bouteilles avec une brosse à dents.
N’Toto est un vieil ami de fac. Contrairement à la plupart des autres potes de la bande, il avait achevé ses études. Enfin, il était allé plus loin que tous car après un magistère à l’Université d’Alger, il avait poursuivi une post-graduation en France. Son retour au pays avait coïncidé avec le début des violences des années 1990. Puis il fit, j’allais dire comme tout le monde, du moins comme beaucoup, une demande d’immigration au Canada qui fut acceptée. À Montréal, il connut une belle réussite professionnelle.
N’Toto n’a jamais coupé les ponts avec l’Algérie. Il n’a jamais perdu une once de son algérianité qui s’exprime dans sa gestuelle ample, sa façon de parler et surtout son rire sonore et saccadé qui horrifierait un Canadien bon teint. Quand N’Toto rit, on devient tous des sismographes. Les meubles tremblent alentour et les voisins appellent les pompiers. Pendant toutes ses années d’exil, il est revenu assez régulièrement au pays pour de courtes périodes. Depuis qu’il est à la retraite, ses séjours sont plus fréquents et plus longs. Le dernier en date a duré près de quatre mois. Doté d’un immense intérêt pour le destin de son pays, N'Toto a toujours suivi les mutations qu’a connues l’Algérie depuis son départ. S’il n’est pas dupe de l’évolution politique, il est aussi au courant de la métamorphose salafisante de la société algérienne, transformation qui touche du reste une partie de la diaspora algérienne au Canada.
À Alger, N’Toto perçoit les aspects contradictoires de ce processus dans lequel les données sont tant et si bien imbriquées qu’on peut y puiser des arguments d’analyse pour tout et son contraire. Trop de hidjabs ? Beaucoup de femmes dans les cafés et les restaurants ? etc.
C’est dans ce contexte que N’Toto s’est trouvé confronté à cette expérience de l’absence de tire-bouchon. Depuis de très longues années, la bouteille de pinard national est la seule à nécessiter un tire-bouchon. Toutes les autres bouteilles — huile, soda, etc. — se sont converties soit à la capsule, soit au bouchon plastique. On racontait déjà, il y a bien longtemps, que des enseignants, en flics intégristes, demandaient aux élèves du primaire s’ils avaient des tire-bouchons chez eux de façon à ficher les éventuels buveurs parmi les parents d’élèves. Aujourd’hui on est passé à un niveau supérieur puisqu’on ne sait même plus ce qu’est un tire-bouchon alors que les chiffres indiqueraient une progression exponentielle de la consommation des boissons. Et si rien n’empêche l’importation de la bière, qu’est-ce qui empêcherait la fabrication de tire-bouchons ?
Ainsi se termine ce conte immoral. Que ceux qui l’ont écouté prennent de la bouteille !
Ah oui, N’Toto entre dans une hilarité qui dure encore : après tout ça, le pinard s’est avéré une piquette indicible. Heureusement, promet N’Toto, il a encore une autre histoire à raconter. Elle pourrait s’appeler le sablier de Ghardaïa.
A. M.
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AREZKI METREF
PUBLIÉ 21-04-2024, 11:00
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AREZKI METREF
PUBLIÉ 21-04-2024, 11:00
«C’est une histoire de tire-bouchon», nous annonce N’Toto. Puis il se lance dans les détails de son aventure rocambolesque :
«Il y a de ça quelques semaines, j’ai acheté 3 ou 4 bouteilles de pinard algérien à Alger, dans le dernier coin où on peut encore en trouver, à l’agence ONCV, en face du Sacré-Cœur. Tout ce qu’il y a de plus légal, donc, yak ! Du pinard, notre pinard, né chez nous, on peut lui faire confiance. J’arrive chez moi, pressé de me les jeter derrière la cravate. Eh oui, je ne les avais pas achetées pour le décor ! Et là… pas de tire-bouchon. Je me suis dit que j’allais en trouver chez le premier commerçant venu. J’ai fait le tour du Grand-Alger, magasin par magasin, marché par marché, j’ai parcouru toute la capitale pour acheter un tire-bouchon. Trois fois sur quatre, les gens me regardaient ahuris. C’est quoi ça, un tire-bouchon ? C’est là que j’ai compris que l’Algérie que j’aimais, l’Algérie que j’ai connue n’existait plus. Chez des gens qui vendent de la vaisselle, normalement, il y a un tire-bouchon. Eh bien non !»
Au fur et à mesure que N’Toto racontait sa mésaventure, on réalisait à quel point le pays a changé. La relation d’un banal aléa de la vie quotidienne se mue en conte immoral. Oui, parler de tire-bouchon devient quasiment du blasphème. Surtout aux yeux de certains qui en furent, en d’autres temps, de compulsifs utilisateurs.
N'Toto va donc à la traque de l’objet honni. Il suppose, pour rendre un brin cohérent tout ce micmac, que ses interlocuteurs dans les magasins ne le comprennent pas à cause d’un problème de langue. Il suffirait juste de désigner le tire-bouchon dans l’idiome idoine pour qu’on le lui présente. Et de chercher comment on dit tire-bouchon en algérien. Que non ! Réponse, indiscutable, à sa connaissance : tire-bouchon. Après, il y a les multiples variations des acclimatations linguistiques : tirebouchonne, tir el mbouchi et autres prononciations.
N'Toto en vient à conclure : «En arabe ça n’existe pas, en kabyle, ça n’existe pas. Et en celtique, ça existe, oui, pardi !»
Épuisant le registre linguistique qui ne donne que dalle, N’Toto change de stratégie. Il tente d’expliquer à ses interlocuteurs ce qu’est un tire-bouchon : «Mais comme ça finissait toujours par une bouteille de vin, donc le tabou, alors j’inventais. C’est pour le vinaigre, l’huile, et eux me disaient, non, non, tu fabules !»
Alors il finit par acheter un tournevis «chez un Mozabite, rue Tanger» pour enfoncer le bouchon. Il téléphone à un ami qui lui rappelle que, du temps de leur jeunesse, ils ouvraient les bouteilles avec une brosse à dents.
N’Toto est un vieil ami de fac. Contrairement à la plupart des autres potes de la bande, il avait achevé ses études. Enfin, il était allé plus loin que tous car après un magistère à l’Université d’Alger, il avait poursuivi une post-graduation en France. Son retour au pays avait coïncidé avec le début des violences des années 1990. Puis il fit, j’allais dire comme tout le monde, du moins comme beaucoup, une demande d’immigration au Canada qui fut acceptée. À Montréal, il connut une belle réussite professionnelle.
N’Toto n’a jamais coupé les ponts avec l’Algérie. Il n’a jamais perdu une once de son algérianité qui s’exprime dans sa gestuelle ample, sa façon de parler et surtout son rire sonore et saccadé qui horrifierait un Canadien bon teint. Quand N’Toto rit, on devient tous des sismographes. Les meubles tremblent alentour et les voisins appellent les pompiers. Pendant toutes ses années d’exil, il est revenu assez régulièrement au pays pour de courtes périodes. Depuis qu’il est à la retraite, ses séjours sont plus fréquents et plus longs. Le dernier en date a duré près de quatre mois. Doté d’un immense intérêt pour le destin de son pays, N'Toto a toujours suivi les mutations qu’a connues l’Algérie depuis son départ. S’il n’est pas dupe de l’évolution politique, il est aussi au courant de la métamorphose salafisante de la société algérienne, transformation qui touche du reste une partie de la diaspora algérienne au Canada.
À Alger, N’Toto perçoit les aspects contradictoires de ce processus dans lequel les données sont tant et si bien imbriquées qu’on peut y puiser des arguments d’analyse pour tout et son contraire. Trop de hidjabs ? Beaucoup de femmes dans les cafés et les restaurants ? etc.
C’est dans ce contexte que N’Toto s’est trouvé confronté à cette expérience de l’absence de tire-bouchon. Depuis de très longues années, la bouteille de pinard national est la seule à nécessiter un tire-bouchon. Toutes les autres bouteilles — huile, soda, etc. — se sont converties soit à la capsule, soit au bouchon plastique. On racontait déjà, il y a bien longtemps, que des enseignants, en flics intégristes, demandaient aux élèves du primaire s’ils avaient des tire-bouchons chez eux de façon à ficher les éventuels buveurs parmi les parents d’élèves. Aujourd’hui on est passé à un niveau supérieur puisqu’on ne sait même plus ce qu’est un tire-bouchon alors que les chiffres indiqueraient une progression exponentielle de la consommation des boissons. Et si rien n’empêche l’importation de la bière, qu’est-ce qui empêcherait la fabrication de tire-bouchons ?
Ainsi se termine ce conte immoral. Que ceux qui l’ont écouté prennent de la bouteille !
Ah oui, N’Toto entre dans une hilarité qui dure encore : après tout ça, le pinard s’est avéré une piquette indicible. Heureusement, promet N’Toto, il a encore une autre histoire à raconter. Elle pourrait s’appeler le sablier de Ghardaïa.
A. M.
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AREZKI METREF
PUBLIÉ 21-04-2024, 11:00